“[…] la mort est d’abord une évidence de fait, une évidence obvie et familière. Et pourtant cette évidence, chaque fois que nous la rencontrons, nous paraît toujours aussi choquante! Il n’est jamais arrivé qu’un “mortel” ne meure point, échappe à la loi commune, accomplisse ce miracle de vivre toujours et de ne disparaître jamais, que la longévité, passant à la limite ou allant à l’infini, devienne éternité: car l’absolu est d’un tout autre ordre que la vie. Alors pourquoi la mort de quelqu’un est-elle toujours une sorte de scandale? Pourquoi cet événement si normal éveille-t-il chez ceux qui en sont les témoins autant de curiosité et d’horreur? Depuis qu’il y a des hommes, et qui meurent, comment le mortel n’est-il pas encore habitué à cet événement naturel et pourtant toujours accidentel? Pourquoi est-il étonné chaque fois qu’un vivant disparaît, étonné comme si pareil événement arrivait pour la première fois? Et de fait, “tout le monde est le premier à mourir”, comme dit Ionesco [dans Le Roi se meurt]. La toujours nouvelle banalité de chaque mort n’est pas sans analogie avec la très ancienne nouveauté de l’amour, avec la très vieille jeunesse de tout amour: l’amour est toujours neuf pour ceux qui le vivent, et qui prononcent en effet les mots mille fois ressassés de l’amour comme si personne ne les avait jamais dit avant eux, comme si c’était la première fois depuis la naissance du monde qu’un homme disait la parole d’amour à une femme […]”
Vladimir Jankélévitch – La Mort